Depuis le milieu des années 2010, la question de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles est au cœur des mobilisations féministes internationales. En Italie, le mouvement national Non Una Di Meno a produit un manifeste contre les violences articulant un bilan de la situation et des revendications, ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour les obtenir.
En France, il n’y a pas vraiment d’équivalent. De nombreuses organisations ont produit du contenu sur le constat – alarmant – de l’ampleur des violences au niveau national, mais la coordination des revendications reste encore difficile.
Dans les milieux intersectionnels / radicaux, un certain nombre de points d’accord existe, notamment sur les limites d’une politique répressive pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Renforcer l’arsenal judiciaire de l’État, alourdir les peines pour les auteurs de violences, jeter plus de monde en prison ne font pas baisser les violences. Ces mesures ne doivent pas faire partie de nos revendications.
Mais alors, quelles revendications faut-il mettre en avant pour fédérer l’ensemble des forces féministes et attirer de nouvelles personnes dans nos luttes ?
Cette question est trop souvent délaissée au profit de mots d’ordre : on manifeste le 25 novembre contre « la fin des féminicides », « la fin des violences » ou encore « l’auto-défense féministe ».
Les revendications ont pourtant une importance cruciale. Elles permettent de formuler un gain matériel, une chose que l’on veut obtenir ou changer pour faire évoluer une situation (une femme meurt tous les deux jours) vers la réalisation d’un mot d’ordre (la fin des féminicides).
Elles se heurtent cependant aux limites du système capitaliste lui-même et de son État. On ne peut pas tout revendiquer car on ne peut pas tout obtenir sous le capitalisme. Le mot d’ordre « la fin des féminicides » ne peut d’ailleurs pas se réaliser intégralement dans ce système. Mais d’ici à ce que l’on fasse la révolution et que l’on vive dans une société plus juste, il faut se saisir de toutes les possibilités de changement. Toutes les avancées, même partielles ou insatisfaisantes, sont bonnes à prendre. Notre devoir en tant que militant·es féministes, c’est de se battre pour les obtenir. Parce qu’il s’agit littéralement d’une question de vie ou de mort. Parce que nous avions dépassé, à la mi-novembre, la barre des cent féminicides en 2021.
1. Un milliard d’euros pour « lutter efficacement contre les violences »… vraiment ?
Le 29 août 2019, le gouvernement Macron annonce le déblocage d’un fonds d’un million d’euros pour aider les associations locales de lutte contre les violences conjugales. Le 1er septembre 2019, l’organisation Nous Toutes tient un rassemblement au Trocadéro pour critiquer la politique gouvernementale. Un million, ce n’est pas suffisant.
Anaïs Leleu, du comité d’animation de Nous Toutes, déclare à la presse qu’« il nous faudrait un milliard d’euros pour lutter efficacement contre les violences conjugales. » Elle cite, pour appuyer sa demande, l’exemple de l’État espagnol(1).
« Un milliard contre les violences », c’est l’expression timide d’un début de revendication. Timide et franchement imprécise. Comment serait utilisé cet argent ? Pour financer quoi ?
Sur les réseaux sociaux de Nous Toutes, il n’y a pas grand chose pour l’expliquer. En fait, le milliard n’est mentionné nul part. Mais alors, d’où sort-il ? C’est sur le blog Médiapart de Caroline de Haas, la fondatrice de Nous Toutes, qu’on accède à l’argumentaire, assez succinct par ailleurs. Là encore, pas de précisions sur l’utilisation de l’argent, De Haas se contente de tanner Macron sur sa gestion du budget destiné à la lutte contre les violences.
Ce qu’il faut retenir, c’est que ce milliard ne concernerait que la lutte contre les violences conjugales et non l’ensemble des violences sexistes et sexuelles. Admettons. Serait-il suffisant pour autant ?
La première mesure qui vient à l’esprit est celle de l’hébergement d’urgence pour les victimes de violences au sein du foyer. Un logement qui leur permettrait de s’éloigner, temporairement ou non, d’un compagnon violent. Or, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes estime qu’il faudrait ouvrir 40 000 places d’hébergement supplémentaires, réparties sur tout le territoire, pour pallier les besoins actuels (2). Cela coûterait environ 500 millions d’euros par an, soit la moitié du milliard revendiqué par Nous Toutes, et 250 % du budget annuel espagnol pour cette seule mesure.
On voit bien ici les limites de ce fameux milliard.
Que faudrait-il revendiquer à la place ?
Les chiffres sont sans appel : la misère et la précarité constituent un terreau fertile pour les violences sexistes et sexuelles.
Le rapport de 2019 sur les morts violentes au sein du couple, commandé par le ministère de l’Intérieur, précise que dans 70 % des cas, les auteurs de féminicides, comme leurs victimes, sont sans activité professionnelle. Il indique également que les cadres et professions intellectuelles supérieures sont très peu représentées chez les victimes.
La conclusion est simple : la dépendance économique à un conjoint violent est un véritable obstacle à la séparation, et cela d’autant plus avec des enfants à charge et des aides sociales insuffisantes.
Notre première revendication, la plus importante pour lutter contre les violences, doit donc porter sur les droits sociaux. Elle passe par la hausse de tous les revenus, à commencer par le SMIC, la hausse des aides et des allocations sociales, ainsi que la déconjugalisation de ces prestations.
Garantir l’indépendance économique de tou·tes est la première étape indispensable pour lutter efficacement contre les violences. Un milliard ne suffira pas. Loin de là.
2. Une loi cadre pour prendre en charge toutes les questions liées aux violences… mais comment ?
L’autre proposition en termes de revendication contre les violences, il faut aller la chercher du côté du Collectif National pour les Droits des Femmes. C’est celle d’un texte de loi, entièrement rédigé en 2006 par deux militantes du CNDF, que l’organisation s’efforce de porter devant les parlementaires dès que l’occasion se présente.
Elle s’inspire de la « loi intégrale contre les violences de genre » adoptée par le Parlement espagnol en 2004.
Le CNDF, dans une présentation au Sénat en 2013, la présente ainsi : « C’est une loi qui vise, dans un même texte, à prendre en compte tous les aspects de la la lutte contre les violences faites aux femmes : prévention, éducation, sensibilisation, accompagnement, solidarité, lutte contre la publicité sexiste, logement, travail, social, santé, justice, procédure pénale. »
Cette proposition de loi a plusieurs avantages.
Premièrement, elle précise et complète les actes qui peuvent constituer une violence sexiste. Ainsi, le harcèlement moral au sein du couple est considéré comme une violence depuis 2010, en partie grâce au travail du CNDF.
Deuxièmement, elle souligne et critique les contradictions, manquements, et insuffisances des dispositifs actuels en matière d’accompagnement des victimes. Elle attaque notamment les ordonnances de protection, réservées aux victimes de violences conjugales, à condition qu’elles le signalent lors du dépôt de plainte.
Troisièmement, la loi cadre propose de nombreuses mesures inédites. Deux en particulier vont dans le sens d’un accès à l’autonomie économiques des victimes de violences :
1. La réduction ou la réorganisation du temps de travail, l’accès à la mutation mais aussi, et surtout, la démission sans préavis avec substitut de salaire pour les victimes de violences sur le lieu de travail.
2. La création de prestations sociales dédiées pour les victimes les plus démunies, sans emploi, avec un faible niveau de qualification, qui auraient du mal à trouver du travail à cause de leur âge, etc…
Mais la proposition du CNDF a également des limites. Sa position sur la question de la répression des violences est confuse. On note notamment un changement entre le texte original de 2006 dans lequel le CNDF affirme que « [son] but n’est pas d’alourdir des peines ou de remplir des prisons qui débordent déjà » et, plus loin, que « le niveau des peines n’est pas [sa] préoccupation », et la présentation au Sénat en 2013 dans laquelle la répression est évoquée comme suit : « les violences faites aux femmes doivent être réprimées comme sont réprimées les violences racistes par exemple ».
Ce qui doit nous alerter encore davantage, c’est la réponse à la loi cadre formulée par l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT). Dans un document de 29 pages publié sur le site internet, les membres de l’AVFT, juristes de formation et donc spécialistes du droit, estiment sobrement que « la proposition du CNDF est inacceptable ».
D’une part, l’AVFT reproche à la loi cadre de naturaliser le sexe des victimes de violences et de leurs auteurs: les victimes sont systématiquement genrées au féminin et les auteurs au masculin, ce qui peut poser problème, notamment dans le cadre de violences LGBTQIphobes. Que fait-on lorsque des violences surviennent dans des couples gays ou lesbiens ? Que fait-on lorsque des mecs trans, ou gays, sont agressés dans la rue, tabassés, violés ? Ou encore harcelés sur leur lieu de travail ? Ils devraient pouvoir bénéficier de la même protection et des mêmes mesures que les autres victimes de violences.
D’autre part, le CNDF propose la création de tribunaux dédiés au jugement des cas de violences sexistes et sexuelles, avec un fonctionnement spécifique et des magistrats disposant d’un statut particulier. Il suggère, entre autres, l’interdiction de multiplier les actes susceptibles d’approfondir le traumatisme des plaignant·es (expertises, confrontations, reconstitutions des faits). L’AVFT répond que non seulement les plaignant·es ne sont pas toujours « traumatisé·es », mais surtout que la limitation des pratiques autorisées pour mener des enquêtes va rendre difficile le fait de prouver des situations de violences et donc la reconnaissance du statut des victimes.
Pour conclure
Les quelques revendications défendues à l’heure actuelle au sein du mouvement féministe pour mettre fin aux violences ont toutes des limites. Le milliard revendiqué par Nous Toutes pose la question de débloquer des fonds, mais le montant reste symbolique et très largement en deçà des besoins réels. La loi cadre du CNDF porte un certain nombre d’idées intéressantes, mais les propositions de réforme du système judiciaire sont vivement critiquées par les associations de magistrat·es féministes, ce qui peut nous faire réfléchir sur leur pertinence.
Les mesures qui se limitent à l’accompagnement des victimes de violences sexistes et sexuelles ne suffisent pas. Il faut agir en amont pour prévenir et éviter les situations de violences. Et cela passe par des mesures qui ont un prix très élevé, comme la hausse des revenus.
De l’argent, il y en a dans les caisses de l’État !
L’Assemblée nationale a voté début novembre l’amendement le plus cher de la 5e République. Un chèque de 34 milliards d’euros étalés jusqu’en 2030. Pour quoi faire ? Pour qui ? Pour « développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir ». En somme, un chèque pour les patrons, après qu’ils ont allègrement fraudé pendant la période Covid, en déclarant leur employé·es au chômage partiel pour percevoir des aides publiques alors que les gens travaillaient depuis la maison.
Et surtout, de l’argent, il y en a dans les caisses du patronat !
L’évasion fiscale, ce n’est toujours que 100 milliards d’euros par an. Et ce que demande Nous Toutes, ce serait seulement 1% de cette fraude-là ? Demandons-en plutôt l’intégralité. Demandons-en encore davantage !
Voici ce à quoi pourrait ressembler notre liste de revendications :
Pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, nous voulons des moyens à la hauteur des besoins. Des moyens pour :
- Augmenter le SMIC, les pensions, les allocations. De vraies bourses étudiantes qui permettent de se consacrer aux études sans devoir prendre un boulot alimentaire et gérer des problèmes de logement.
- Ouvrir les 40 000 places d’hébergement nécessaires, d’après le rapport du HCE, et des places supplémentaires pour toutes les autres personnes victimes de violences ou vulnérables : les LGBTQI, les jeunes, les TDS pour ne citer qu’elles.
- Garantir aux victimes de violences sur le lieu de travail le droit à la réduction ou la réorganisation du temps de travail, à la mutation, mais aussi et surtout à la démission sans préavis avec substitut de salaire.
- Subventionner massivement les associations féministes de prévention et d’accompagnement des victimes.
- Assurer la formation de tous les professionnel·les susceptibles d’être en contact avec des victimes de violences.
- Inclure dans les programmes scolaires des formations au genre, à la sexualité et au consentement dès le plus jeune âge. Poursuivre cette formation tout au long de la vie.
Notes
1) En effet, le parlement espagnol a voté en 2017 un budget de 1 milliard d’euros… réparti sur 5 ans (soit 200 millions par an) !
2) À titre de comparaison, le gouvernement annonçait sur la période 2019/2020 l’ouverture de 810 places
Crédit d’illustration : Collage réalisé par le groupe Collages féminicides Paris, lors de la manifestation du 20 novembre 2021 contre les violences sexistes et sexuelles. c. Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas