Du tapis rouge à Buenos Aires, pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit
Le 8 août 2018, le projet de loi sur la légalisation de l’avortement en Argentine est débattu au Sénat. Au mois de juin, il a été voté favorablement par les député·e·s, grande première dans l’histoire du féminisme argentin. Plusieurs milliers de personnes sont rassemblées autour du Palais du Congrès de la Nation, retiennent leur souffle, croisent leurs doigts, dans l’espoir que les sénateur·ice·s récompensent leurs longues années de lutte. La Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Libre, Seguro y Gratuito[1] présente inlassablement de 2005 un projet de loi pour légaliser l’avortement. Les féministes n’ont jamais été aussi près du but.
Après des débats interminables, le Sénat vote enfin. Dans les rue, les militant·e·s assistent à la scène qui se déroule sur des écrans géants. Le verdict tombe : le projet de loi est rejeté, à 31 voix pour 38 contre, et avec 2 abstentions.
Les féministes hurlent leur rage, pleurent, s’enlacent, se soutiennent. L’une d’elle prend la parole au micro, des larmes dans la voix : « Cela ne fait que commencer ! », « Nous sommes une vague qui ne va pas s’arrêter ! »
Ces images concluent le film Que Sea Ley[2], réalisé par Juan Solanas et présenté le samedi 18 mai au Festival de Cannes en séance spéciale, hors compétition. Nous étions sur place avec la délégation de militant·e·s argentin·e·s présentes pour l’occasion.
30 ans de débats féministes sur l’avortement en Argentine
Depuis 1986, les féministes se retrouvent chaque années dans les Encuentros Nacional de Mujeres[3] pour partager leurs expériences de lutte, participer à des ateliers et des débats. La question de l’avortement à toujours été présente dans les discussions, mais traditionnellement, elle était abordée sous forme de groupes de paroles et de témoignages ou encore de débat « pour ou contre l’avortement ».
La lutte pour la légalisation de l’IVG ne commence à devenir une préoccupation féministe qu’à partir de 2003, année où un atelier « Stratégie pour obtenir le droit à l’avortement » est organisé lors de la rencontre nationale à Rosario, dans la province de Santa Fe.
Pourquoi 2003 ?
En 2001, une grave crise économique ébranle l’Argentine. La situation est si critique que Cavallo, le président de l’époque, est contraint de démissionner de ses fonctions. Les gouvernements qui prendront sa suite n’auront de cesse de faire payer la crise aux classes populaires en imposant des mesures d’austérité, main dans la main avec le FMI et les grandes puissances occidentales. Rapidement, des Assemblées Populaires se montent dans les quartiers et les entreprises pour organiser la résistance.
En novembre 2002, les premières Assemblées Populaires de femmes discutent de la question de l’avortement, et des conséquence de l’austérité sur la santé des femmes et l’accès à l’IVG. La loi argentine existante autorise l’IVG en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Mais dans les faits, elle est très rarement appliqué. Le poids des Églises catholiques et évangéliques qui s’opposent frontalement à l’IVG est notamment un obstacle de taille.
Afin de mener la bataille pour la légalisation à l’avortement, le mouvement féministe se dote d’une organisation en 2005, la Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Libre, Seguro y Gratuito, qui rédige un projet de loi.
Système de santé à deux vitesse et justice de classe
Comme l’expliquent les femmes qui témoignent face caméra dans le film de Juan Solanas, en Argentine « les riches avortent, les pauvres meurent ». Les sénateurs qui n’hésitent pas à voter contre la légalisation à l’avortement sont les même qui n’hésitent pas à allonger les billets pour permettre à leur femmes où à leur filles d’avorter dans les meilleures conditions possibles. Et pendant ce temps là, les femmes des classes populaires[4] n’ont d’autre choix que de recourir à des méthodes abortives artisanales, clandestines, dangereuses pour leur vie.
En Argentine, une femme meurt chaque semaine des suites d’un avortement clandestin. Dans bien des cas, elles arrivent à l’hôpital avec une hémorragies et des douleurs utérines inimaginables. Dans bien des cas, il n’est pas trop tard pour les sauver. Mais les équipes soignantes, peu soucieuses de la santé de ces femmes, peu soucieuses d’appliquer la loi déjà en vigueur, les laissent agoniser dans les couloirs des hôpitaux, pour les punir d’avoir voulu avorter.
Que Sea Ley rend bien compte de cette terrible réalité, en donnant la parole aux survivantes d’avortement clandestins ou aux familles ayant perdues leur mère, leur sœur, leur fille, des suites des maltraitantes médicales. Le droit à l’avortement pour tou·te·s apparait alors comme une mesure de justice sociale et économique, pour pallier aux inégalités qui existent de fait dans l’organisation de la société de classes. C’est pour cette raison que le 8 mars 2018, à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, les féministes argentin·e·s défilaient contre les mesures d’austérité du président Macri.
Foulards verts sur tapis rouge
La présence des militantes de la Campaña Nacional au Festival de Cannes est un moment très fort. Elles manifestent sur la Croisette (chose quasi-inédite !), sur le tapis rouge, puis enfin, sur les marches du Palais des Festival.
#FestivalDeCannes la délegation argentine arrive sur la Croisette ! pic.twitter.com/7rrbUyqwQ7
— Féministes Révolutionnaires (@collectiffemrev) 18 mai 2019
« Solidarité avec les femmes du monde entier ! », scandent-elles. Une semaine à peine après l’interdiction de l’IVG en Alabama, et dans une période où les acquis féministes et LGBTI+ sont attaqués de toutes parts, cette démonstration féministe internationaliste à Cannes est rafraichissante.
Dans la salle de cinéma, les slogans continuent de fuser.
Les argentines mettent le feu au cinéma ???????? pic.twitter.com/5yy7SbIvAY
— Féministes Révolutionnaires (@collectiffemrev) 18 mai 2019
Un film militant… mais pas trop
Que Sea Ley se construit autour de l’alternance entre les témoignages de femmes sur la réalité de l’avortement en Argentine et les débats parlementaires qui ponctuent l’étude du projet de loi. Des scènes de manifestations viennent ici et là dynamiser l’ensemble, en particulier cette scène touchante de trois enfants qui dansent en criant « Séparation de l’Église et de l’État ! »
Néanmoins, les assemblées féministes, les rencontres nationales, les discussions militantes et les débats politiques, sont autant d’éléments qui ne figurent pas dans le film. On voit les millions de militant·e·s dans les rues, mais on ne sait pas vraiment comment elles et ils arrivent là. Comment s’organise la lutte au quotidien ? Quel est degré d’investissement des militant·e·s de la Campaña ? Quels sont les liens avec Ni Una Menos[5], le mouvement argentin contre les violences sexistes et les féminicides ? Les liens avec les syndicats ou les partis politiques ?
De notre point de vue, toutes ces questions sont cruciales pour discuter des éléments stratégiques de la lutte féministe, de la façon dont nous voulons nous organiser pour arracher des victoires. Le film de Juan Solanas n’offre malheureusement aucune réponse de ce côté là.
Pire encore, il tend à amoindrir – voire à effacer totalement – les victoires du mouvement féministe ! En 2018, le nombre de femmes qui sont parvenues à obtenir une IVG à l’hôpital, dans les conditions prévues par la loi Argentine, a augmenté de façon spectaculaire, grâce au poids de la mobilisation féministe. Cet élément est entièrement passé sous silence. Autre exemple : Juan Solanas recueille le témoignage de Belén, une jeune femme qui a été emprisonnée suite à une fausse couche, et accusée injustement d’avoir avorté. La lutte pour la faire libérer a été menée de front par les militant·e·s de la Campaña Nacional, et Belén a pu sortir de prison avant la fin de sa peine. Ici encore, nulle mention de cette victoire n’apparait dans Que Sea Ley…
Dans la soirée suivant le projection du film, l’une des militantes argentine nous confie « Juan Solanas a une vision européenne du droit à l’avortement. Il ne comprend pas la façon dont nous organisons la lutte au quotidien ». Le cinéaste, malgré son nom argentin, a passé la majeure partie de sa vie en France.
Une contribution importante
Malgré ces quelques faiblesse, Que Sea Ley demeure un film précieux. La richesse des témoignages qui rythment le film illustrent avec acuité la situation des argentin·e·s qui souhaitent avoir recours à l’IVG et les obstacles qu’elles et ils doivent affronter. De plus, il porte un message de solidarité féministe international fort et d’une importance capitale dans la période actuelle.
En conclusion, nous relayons les quelques revendications des nos camarades argentines :
Educacion sexual para decidir
Anticonceptivos para no abortar
Aborto legal para no morir#AbortoLegalYaL’éducation sexuelle pour décider
La contraception pour ne pas avorter
L’avortement légal pour ne pas mourirÀ nos mort.e.s,
Continuons le combat ! ?✊?
— Féministes Révolutionnaires (@collectiffemrev) 19 mai 2019
Vive la lutte féministe internationale !
- Traduction : Campagne National pour le Droit à l’Avortement Libre, Sûr et Gratuit
- Traduction : « Que ce soit légal ! », slogan fédérateur du mouvement pro-IVG argentin
- Traduction : Rencontres Nationales de Femmes
- Bien que les femmes cis ne sont pas les seules personnes à pouvoir tomber enceintes – et par conséquent à pouvoir avoir recours à une IVG –, c’est principalement d’elles qu’il s’agit dans le documentaire Que Sea Ley
- Traduction : Pas une de moins